đȘ Du monopole Ă la concurrence des monnaies ?
đ€ Interview avec Thomas Andrieu, co-auteur du livre "RĂ©volution cryptos"
âš Bonjour Ă tous,
Je suis trĂšs heureux de publier aujourdâhui une nouvelle interview đ. Cette fois-ci, jâai interrogĂ© Thomas Andrieu, rĂ©dacteur âđ» Ă©conomique et financier dans plusieurs mĂ©dias et auteur ou co-auteur de livres, dont le plus rĂ©cent âRĂ©volution cryptosâ auquel il est fait rĂ©fĂ©rence dans notre entretien.
Le thĂšme de lâinterview est en lien direct avec son dernier livre đ : il sâagit de la concurrence entre les monnaies. Pour en parler, nous commençons par dĂ©finir le concept puis nous tentons dâen analyser les implications.
Jâajoute que je reprends ici le point de vue de Thomas. Je ne suis pas forcĂ©ment dâaccord sur tout.
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Thomas, peux-tu nous expliquer en quelques lignes la théorie de Hayek sur la concurrence des monnaies ?
Thomas Andrieu : Friedrich Hayek a portĂ© dans les annĂ©es 1970 une thĂ©orie inspirĂ©e des premiers systĂšmes bancaires. Sa thĂ©orie, dite de la concurrence des monnaies, reposait sur un principe simple : privatiser le systĂšme monĂ©taire, câest-Ă -dire substituer la monnaie nationale par des monnaies privĂ©es. Dans ce modĂšle, la monnaie deviendrait simplement un marchĂ© sur lequel on Ă©change librement des « monnaies » concurrentes. đĄ Le gĂ©nie de cette thĂ©orie, prĂšs de 46 ans aprĂšs la publication du livre Denationalisation of money (1976), est quâelle prophĂ©tise les dynamiques actuelles.
Il est de mon devoir dâauteur de contribuer au dĂ©veloppement dâun dĂ©bat Ă©conomique absolument nĂ©cessaire et nouveau. Deux ans auparavant, aucune source ni aucun auteur ne sâĂ©tait emparĂ© du sujet, ce qui est dĂ©sormais le cas.
Pour quelles raisons un tel systĂšme serait-il plus performant quâun monopole Ă©tatique sur la crĂ©ation monĂ©taire ?
T.A. : Friedrich Hayek lui-mĂȘme insistait sur le fait que le modĂšle de concurrence des monnaies Ă©chappait encore Ă certaines explications rationnelles Ă son Ă©poque. DĂ©sormais, ce modĂšle est non seulement envisageable, mais Ă©galement concrĂ©tisĂ© par les cryptomonnaies (de maniĂšre encore imparfaite).
Je montre notamment Ă la fin du livre, par un systĂšme mathĂ©matique dâinterrelations, que deux conditions fondamentales sont nĂ©cessaires Ă lâexistence dâune concurrence des monnaies : la facilitĂ© de conversion des monnaies (pas de barriĂšres), et la possibilitĂ© technique de mettre en concurrence ces monnaies (la contrainte dâexprimer un prix unique de comparaison nâest plus prĂ©pondĂ©rante grĂące au numĂ©rique). Ces conditions sont prĂ©cisĂ©ment rĂ©unies par Internet et la Blockchain.
Lorsquâune Ă©conomie prĂ©tend Ă une grande frĂ©quence et densitĂ© dâĂ©changes, aujourdâhui amplifiĂ©es par la mondialisation đ, une monnaie unique est trop imparfaite pour rĂ©pondre aux besoins de tous les agents. Nous devons ici insister sur le fait que la monnaie actuelle est une sorte de monopole qui participe parfois Ă contraindre lâaction des agents, dans la mesure oĂč la monnaie unique peut devenir une barriĂšre au libre commerce des services et des biens. Souvent, on remarque que les pĂ©riodes de plus grande misĂšre et de prospĂ©ritĂ© ont en commun une prĂ©fĂ©rence pour la diversitĂ© monĂ©taire.
Dans ton dernier livre, tu fais une distinction entre « monnaies du peuple » et « monnaies des gouvernements ». ConsidÚres-tu la monnaie comme une arme politique ?
Toutes les innovations monĂ©taires induisent des changements politiques, quâil sâagisse des piĂšces en faveur des Ătats, des billets en faveur des banques et des banques centrales đŠ, ou des cryptomonnaies en faveur de nouvelles institutions dont nous nâavons encore aucune idĂ©e aujourdâhui. Lâinnovation monĂ©taire induit une destruction crĂ©atrice en matiĂšre politique. Certains pays peuvent freiner la diffusion des cryptomonnaies simplement parce quâelles menacent leur autoritĂ©, sans remettre en question lâintĂ©rĂȘt du plus grand nombre.
Comme lâa brillamment anticipĂ© Hayek dans son modĂšle, la diffusion de monnaies concurrentes est naturellement freinĂ©e âïž dans les pays qui ne disposent pas dâinstitutions libres et qui sont plutĂŽt autoritaires. Â
Penses-tu, comme Charlie Munger, le bras droit de Warren Buffett, que « les monnaies fiat vont perdre toute leur valeur » au fil du temps ?
Lâobservation inquiĂ©tante est que la courbe de la masse monĂ©taire suit une forme quasiment exponentielle đ. Depuis 1968, la masse monĂ©taire amĂ©ricaine (M2) a Ă©tĂ© multipliĂ©e par prĂšs de 29. De mĂȘme, 30% des dollars en circulation (M3) dĂ©but 2022 ont Ă©tĂ© crĂ©Ă©s uniquement depuis janvier 2020. Mais la donnĂ©e la plus inquiĂ©tante rĂ©side dans lâutilisation de ces dollars. Si lâon mesure la vitesse de circulation des dollars (vĂ©locitĂ© dans le jargon), qui est un des meilleurs indicateurs historiques pour Ă©valuer la santĂ© dâune monnaie, celle-ci a diminuĂ© de prĂšs de 50% depuis lâan 2000. Cela signifie que les gens utilisent deux fois moins de dollars en frĂ©quence quâil y a 20 ans. Il y a donc un vĂ©ritable problĂšme monĂ©taire.
Je pense que lâĂ©quilibre monĂ©taire et financier actuel, qui repose sur une crĂ©ation monĂ©taire contrainte et continue, devrait montrer ces premiers signes de dysfonctionnement dâici la fin de la dĂ©cennie. Nous devons ici rappeler que lâespĂ©rance de vie dâune monnaie est de 27 ans, avec des monnaies dont la durĂ©e de vie nâexcĂšde pas quelques dĂ©cennies, et quelques rares monnaies qui perdurent sur des siĂšcles (dollar đ”, livre sterling đ·âŠ). Il faut donc garder toutes les hypothĂšses Ă lâesprit pour des monnaies qui ne bĂ©nĂ©ficient pas dâune dominance mondiale ou stable.
En quoi les Ă©volutions technologiques et la naissance « dâune civilisation numĂ©rique » peuvent-elles accĂ©lĂ©rer la concurrence entre les monnaies ?
Nous entrons dans une Ă©poque nouvelle davantage tournĂ©e gĂ©ographiquement vers lâAsie et Ă©conomiquement vers le digital. Ă tous les dĂ©tracteurs du Bitcoin et des cryptomonnaies et de la Blockchain au sens large, nous devons leur rappeler que les cryptomonnaies sont une innovation dont lâutilitĂ© est la plus importante pour les pays pauvres. Ă ce jour (Banque mondiale, FINDEX, 2017), 30% des adultes nâont aucun compte bancaire, et jusquâĂ 75% ou 80% dans des pays comme le Niger ou les Philippines. Pourtant, ces populations disposent dâun accĂšs au numĂ©rique principalement via les smartphones đ±, et peuvent ainsi avoir accĂšs Ă un rĂ©seau de paiement avec peu de frais.
La civilisation numĂ©rique libre est la seule maniĂšre de rĂ©duire les inĂ©galitĂ©s mondiales entre pays, et câest enfin le seul moyen dâaugmenter la productivitĂ© de lâĂ©conomie dans ses Ă©changes. Le risque, câest que la technologie profite Ă une bureaucratie toujours plus autoritaire, pour finalement conduire Ă des institutions moins libres que celles qui ont fondĂ© cette mĂȘme technologie. Dans cette derniĂšre hypothĂšse, la concurrence des monnaies serait dĂ©truite par des impĂ©ratifs politiques comme câest le cas en Chine đšđł.
Le succÚs croissant des cryptos peut-il remettre en cause le monopole étatique sur la création monétaire et donner raison à Hayek ?
Câest une hypothĂšse envisageable, et pour mâexprimer personnellement, souhaitable. Il suffit de relire les Ă©crits de Hayek 50 ans aprĂšs pour comprendre que son approche Ă©tait tout bonnement visionnaire. Nous devons au moins lui reconnaĂźtre lâaudace prĂ©monitoire de ses idĂ©es. La question qui sâouvre Ă nous est de savoir si le reste de sa « prophĂ©tie » se rĂ©alisera, aussi.
Aujourdâhui, le monopole monĂ©taire nâest (thĂ©oriquement) pas dĂ©tenu par les Ătats, mais bien par les banques centrales. Si les cryptomonnaies profitent dâabord au secteur bancaire, comme lâa prĂ©cisĂ© Hayek dans ses Ă©crits, cela nous mĂšne tout naturellement Ă penser que la banque des banques suive aussi cette tendance (via la tokenisation des monnaies souveraines). đź Jâai lâintime conviction que les institutions du XXIIe siĂšcle seront trĂšs diffĂ©rentes de celles du XXe siĂšcle.
Quels seraient les risques dâune concurrence entre les monnaies ?
Ce modĂšle de concurrence des monnaies laisse de nombreuses questions en suspens, trop longues pour ĂȘtre traitĂ©es dans ce cadre. NĂ©anmoins, nous pouvons affirmer que la concurrence des monnaies serait pour lâheure trop contraignante en raison de la forte volatilitĂ© dâajustement vers ce que jâappelle lâĂ©quilibre de concurrence (comme montrĂ© dans mon livre). En ce sens, nous devons dâabord rĂ©flĂ©chir Ă lâinstauration dâun systĂšme monĂ©taire hybride dans les dĂ©cennies Ă venir (oligopole monĂ©taire plus quâune concurrence pure et parfaite).
Ensuite, il paraĂźt Ă©vident que la concurrence des monnaies poserait des problĂ©matiques de politiques budgĂ©taires ou monĂ©taires (rappelons les crises peuvent avoir une origine de politique budgĂ©taire ou monĂ©taire pour des Ă©conomistes comme FriedmanâŠ). Mais lâargument complĂ©mentaire est aussi intĂ©ressant. Dans un modĂšle de concurrence des monnaies, il est probable quâil y ait une spĂ©cialisation de certaines monnaies Ă des secteurs Ă©conomiques (une industrie, un service donnĂ©, etcâŠ). Ainsi, lorsquâune crise se dĂ©clenche dans un secteur, la monnaie associĂ©e est systĂ©matiquement dĂ©valuĂ©e par le marchĂ©, ce qui permet Ă lâĂ©conomie de se rĂ©ajuster bien plus rapidement que dans le monde « keynĂ©sien ».
Un autre argument, de Hayek cette fois-ci, est de montrer que la concurrence des monnaies aboutirait au maintien des monnaies les plus stables dans le temps.
Enfin, il est Ă©vident que la rĂ©gulation âïž dans un tel modĂšle viserait avant tout au bon fonctionnement de la concurrence des monnaies. Nous parlons une fois de plus de transformer la monnaie, dâun monopole dont les justifications restent assez inexpliquĂ©es chez les Ă©conomistes, Ă un vĂ©ritable marchĂ© concurrentiel avec des bases juridiques indispensables Ă son Ă©panouissement.
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Bon début de semaine à tous,
Ă trĂšs vite,
Amaury